Cheikh Gueye : « On reproche à la France de ne pas vouloir changer d’époque »

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PAROLES D’AFRIQUE #1. L’Afrique tourne-t-elle vraiment le dos à la France ? Le point de vue de Cheikh Guèye, secrétaire permanent du Rapport alternatif sur l’Afrique. Propos recueillis par Malick Diawara et Viviane Forson , publié le 08/08/2023 à 07h30

Les événements qui s’enchaînent en Afrique, notamment francophone, illustrent une perception de plus en plus négative de la France, en tout cas dans ce qui était son pré carré francophone. Si cette réalité est perceptible à travers un French bashing très fort sur les réseaux sociaux, à travers les déclarations de personnes interrogées dans des manifestations lancées à l’occasion de décisions prises par des autorités africaines pour affirmer leur souveraineté, ou de confrontations politiques, comme c’est le cas actuellement avec le coup d’État au Niger, il n’en reste pas moins qu’on n’écoute pas aussi attentivement qu’il le faudrait la parole d’analystes, de chercheurs, de géographes, d’avocats, de syndicalistes, de spécialistes de questions de développement, d’économistes africains sur leur perception de ce qui se joue aujourd’hui sur le terrain et de ce qui le justifie. Le Point Afrique a fait la démarche d’en interroger pour que soit fait le départ entre la perception, la réalité et le fantasme. Aujourd’hui, la parole est à Cheikh Guèye, géographe, chercheur et secrétaire permanent du Rapport alternatif sur l’Afrique (Rasa).


Le Point Afrique : Peut-on dire aujourd’hui que la France perd du terrain en Afrique

Cheikh Guèye : Oui, clairement, elle perd du terrain, mais ce n’est pas nouveau. C’est un processus au long cours, une tendance lourde qu’il sera très difficile d’inverser. La France est effectivement passée d’une avance historique, culturelle, économique depuis des siècles à un pays qui cherche sa place dans une compétition entre puissances ou pays divers. Elle recule notamment dans les partenariats économiques mais elle conserve quand même dans ses anciennes colonies notamment une influence forte que continuent à alimenter l’enseignement par la langue française, la diplomatie, la culture, l’information, etc.

Le Point Afrique : Au fond, que reproche-t-on à la France ?
De ne pas vouloir changer d’époque, de posture et de politique alors que les générations se sont renouvelées en Afrique avec des jeunesses inondées par l’information sur la marche des pays et qui exigent des ruptures profondes et sincères. De continuer à choisir ou contrôler les pouvoirs africains, de tolérer des coups d’État institutionnels selon ses intérêts, d’être trop présente avec ses bases militaires et son interventionnisme excessif, de fermer ses frontières à l’émigration et d’être oublieuse des méfaits de sa politique coloniale et de l’ingratitude au regard des efforts des tirailleurs africains pour sa libération, etc.

Le Point Afrique : Ces reproches se cristallisent-ils véritablement en hostilité économique à l’endroit de la France, de ses entreprises et de ses institutions financières de développement ?
Il y a les dirigeants et les peuples. Ce sont les dirigeants qui travaillent avec les institutions financières et les entreprises et, sous ce rapport, on ne peut pas vraiment parler d’hostilité économique. Au contraire ! Des sociétés françaises gardent encore une place importante dans des secteurs stratégiques, comme l’énergie, les télécommunications et le numérique, le transport, le commerce, etc. Par contre, les franges jeunes de la population et une partie des classes politiques considèrent que les dirigeants ne sont que des relais de l’impérialisme français. De nouvelles forces politiques naissent autour du rejet de la Françafrique et leur popularité grandit rapidement. Elles pourraient accéder au pouvoir dans les prochaines années et ceci pourrait déclencher une véritable hostilité économique, voire une chasse aux biens français.

Le Point Afrique : Comment se manifeste cette hostilité ?
On le voit de plus en plus dans les manifestations violentes au Burkina Faso, au Mali ou encore au Sénégal ou au Niger. Les manifestants répondent par la symbolique qui consiste à montrer du doigt le pays qui leur pose problème en s’attaquant et en pillant les enseignes françaises.
C’est un message clair adressé à la France et un symbole du rejet de l’impérialisme français en Afrique de l’Ouest. La situation au Sahel et l’échec de la stratégie du tout sécuritaire dans la lutte contre le djihadisme n’a fait qu’accentuer la distance entre les jeunesses africaines et la France.

Le Point Afrique : Avez-vous en tête un exemple ou une image qui l’illustre ?
L’exemple qui me vient est à la fois malheureux et amusant. Pour lutter contre l’envahissement par Auchan du secteur commercial à Touba, un promoteur sénégalais a créé une chaîne de supermarché dénommée « Senchan ». Cela n’a pas empêché la confusion et son magasin a été pillé lors des récentes manifestations à Touba (Sénégal)

Le Point Afrique : Quelle est la source de cette hostilité politique ?
C’est surtout la politique française qui est rejetée plus que la France en tant que pays et en tant que peuple. Le sentiment antifrançais est surtout un sentiment anti-impérialiste et anticolonial auquel les jeunes Africains du XXI se reconnaissent et se réincarnent en se reconnectant aux luttes des pères de nos indépendances.

Le Point Afrique : Comment se présente-t-elle ?
Les Africains partagent une certaine histoire avec leurs anciens colonisateurs, une histoire d’interpénétration et de métissage, mais également une histoire de violence extrême, d’injustices inhumaines et de massacres humains environnementaux et culturels. La mémoire de ces crimes qu’ont été l’esclavage, la colonisation et les néocolonisations, ainsi que les modalités de domination actuelles doivent faire l’objet d’une exégèse sincère de la France, et fonder un comportement moins arrogant et moins paternaliste. C’est une des conditions pour la refondation des relations entre l’Afrique des jeunes et les anciennes puissances coloniales, notamment la France qui, à mon avis, reste dans des schémas mentaux passéistes.

Le Point Afrique : Pouvez-vous l’illustrer avec un ou plusieurs exemples ?
Dans l’ensemble, le rejet concerne les éléments considérés comme des restes de la colonisation. Le franc CFA, les interventions militaires, les migrations africaines vers la France, la chasse en meute des entreprises françaises au détriment des privés nationaux, le soutien présumé à des pouvoirs sans légitimité qui cristallisent les mécontentements.

Le Point Afrique : Pourquoi les autres pays sont-ils progressivement devenus des concurrents pour les Français au point de représenter de véritables alternatives ?
C’est effectivement l’autre versant de la problématique. L’idée de pré carré français disparaît en lien avec les offensives des autres pays qui offrent aux pays africains francophones la possibilité de diversifier les partenariats et d’atténuer ainsi la dépendance à la France qui est symboliquement celle qui fait l’objet de rejet.

Source: https://www.lepoint.fr/afrique/cheikh-gueye-on-reproche-a-la-france-de-ne-pas-vouloir-changer-d-epoque-08-08-2023-2530899_3826.php#11

Image: Infog : ÈWeb

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