Quand «L’Afrique aux Africains» devient un slogan françafricain, par Thomas DELTOMBE*

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La France a cette curieuse habitude, chaque fois qu’elle est en difficulté en Afrique, de se présenter comme la gardienne des intérêts du continent et de ses habitants. C’est ce qui se produisit dès lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à l’aube de la guerre froide et de la décolonisation. Concurrencé sur le continent par les « Anglo-Saxons » et dans une moindre mesure par l’Union soviétique, qui se présentent alors chacun à leur manière comme les champions de l’émancipation africaine, Paris tente une contre-offensive : « Non, les Africains ne veulent pas l’indépendance ! Voyez Félix Houphouët-Boigny, voyez Léopold Sédar Senghor, et tant d’autres : ils aiment la France1 ! » Mais cette stratégie perdante, à contre-courant de l’histoire, fait long feu. Confrontés au vent persistant de la décolonisation, les dirigeants français se rendent à l’évidence : il faudra bien se résoudre à restituer « l’Afrique aux Africains ».

Ce mot d’ordre, qui trouve sa source dans les milieux éthiopianistes du XIXe siècle et qui fut popularisé par Marcus Garvey2 à l’orée des années 1920, fait des émules dans les milieux nationalistes et panafricains. Il séduit notamment le leader indépendantiste ghanéen Kwame Nkrumah, qui précise dès 1955 le sens de la formule : « Quand nous parlons de l’Afrique aux Africains nous ne voulons pas dire que nous voulons chasser les Européens d’Afrique. Cela signifie que nous entendons que les gouvernements coloniaux quittent l’Afrique 3. »

« RENDRE LES AFRICAINS RESPONSABLES DE LEUR DESTIN »

Décidé à ne pas se laisser prendre de court, Paris s’ingénie à la fin des années 1950 à transformer en urgence ses alliés africains en leaders indépendantistes. Senghor, qui regardait l’indépendance comme une lointaine échéance – dans « vingt ans » peut-être, confiait-il encore en 19534 – se convertit finalement à l’inévitable au crépuscule de la IVe République. Houphouët, en croisade contre les nationalistes africains, vit comme un déchirement intime l’indépendance que lui impose Charles de Gaulle en 1960. Quant à Léon Mba, qui rêvait de transformer le Gabon en département français, il se voit sèchement remis dans le droit chemin : « Allez, l’indépendance comme tout le monde5 !  »

Ainsi l’Afrique française fut donc rendue « aux Africains ». Ou du moins : aux amis africains de la France. Et l’idée, si efficacement mise en pratique au sud du Sahara en 1960, inspire les négociateurs français en Algérie qui espèrent y maintenir ce qui se peut des intérêts français en retournant à leur profit le slogan panafricain (qu’El Moudjahid, le journal du Front de libération nationale, déployait fièrement en une de son numéro du 8 décembre 1958, voir ci-dessous). « L’esprit [des pourparlers avec le FLN], c’est celui qui nous dirige depuis que nous avons entrepris la grande œuvre de décolonisation de l’Afrique, explique en 1961 Louis Joxe, ministre des Affaires algériennes  ; dans le monde tel qu’il sera demain, nous nous sommes donné pour but de remettre l’Afrique aux Africains et de rendre ceux-ci responsables de leur destin6. »

Le slogan revient dans le débat public français au milieu des années 1970, dans une atmosphère de nouveau empreinte de fébrilité. Certes, la France a fort bien consolidé ses positions en Afrique depuis les indépendances, mais celles-ci semblent alors dangereusement s’effriter. De Dakar en 1968 à Antananarivo en 1972, les jeunesses africaines contestent bruyamment, et parfois avec succès, le néocolonialisme français. Pire : sous la pression populaire ou par opportunisme, certains dirigeants africains, jusqu’aux plus fidèles, commencent eux aussi à protester. Certains critiquent le franc CFA, d’autres la présence des bases militaires. On commence donc à toiletter les accords de coopération.

Mais le plus grave est ailleurs : les puissances communistes, jusqu’alors plutôt discrètes sur le continent africain, s’y engagent désormais massivement. La Chine multiplie les contacts dans les capitales africaines7. Cuba envoie des milliers de soldats dans les colonies portugaises pour appuyer les mouvements de libération locaux. Et un spectre déjà ancien revient hanter la presse française : celui d’une « soviétisation de l’Afrique » pilotée directement depuis Moscou.

« LA FRANCE REJETTE TOUTE FORME D’IMPÉRIALISME »

Pour contrer cette insupportable ingérence russe, Valéry Giscard d’Estaing, arrivé à l’Élysée en 1974, se pose en défenseur de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité du continent africain. « La France rejette, en ce qui la concerne, et en ce concerne les autres, toute forme ou toute tentation d’impérialisme », lance-t-il devant Mobutu Sese Seko à l’occasion de sa visite à Kinshasa en août 1975. « Nous affirmons que l’Afrique doit être laissée aux Africains », ajoute-t-il le 10 mai 1976 en ouvrant le troisième sommet franco-africain devant un parterre d’autocrates « amis de la France ». Et d’insister, le lendemain, à l’occasion d’un déjeuner offert en leur honneur au château de Versailles : « L’avenir de l’Afrique, je le répète, est entre les mains des Africains. J’exprime cette idée en ayant notamment à l’esprit la sauvegarde de l’indépendance de votre continent. »

Le mot d’ordre qui portait les espoirs africains se transforme ainsi en slogan giscardien. Fier de sa « trouvaille », le président la recase dans tous ses discours : à Libreville (août 1976), à Bamako (février 1977), à Paris (juin 1977), à Abidjan (janvier 1978), etc. Promenée de capitale en capitale, l’expression « l’Afrique aux Africains », dont Giscard se croit l’inventeur, devient le mot d’ordre officiel de la politique africaine de la France. « Notre objectif, que j’ai été le premier à proposer et qui a été repris depuis par beaucoup d’autres, ressasse-t-il à l’occasion de la visite à Paris de Senghor en mai 1978, est celui de l’Afrique aux Africains, c’est-à-dire un objectif qui consiste à progresser vers une situation dans laquelle les Africains régleront eux-mêmes leurs problèmes, entre eux, à l’africaine, dans le respect de leurs frontières, et sans ingérence agressive venue de l’extérieur. »

Une doctrine bien commode puisqu’elle permet, selon les besoins, de faire tout… et son contraire. Sous prétexte de non-ingérence dans les affaires intérieures des États partenaires, et par respect pour les « coutumes africaines » dont VGE chante les louanges sur toutes les tribunes, on laissera les dictateurs amis massacrer leur peuple, torturer les dissidents et s’enrichir éhontément. Mobutu Sese Seko au Zaïre, Jean-Bedel Bokassa en Centrafrique et les autres sauront exploiter la mansuétude française, en la stimulant au besoin par des contrats d’armement (ou quelques diamants) et par des déclarations alarmantes dans la presse hexagonale. « Ne laissez pas l’Afrique aux Russes », supplie Houphouët dans Paris-Match en janvier 19788.

Mais le principe de non-ingérence est élastique. Dès lors que les supposés « intérêts de l’Afrique » sont menacés, Paris envoie ses troupes pour rétablir l’ordre. L’interventionnisme militaire tricolore est si intense à la fin des années 1970, du Tchad à la Mauritanie, en passant par le Zaïre (pour sauver Mobutu) ou la Centrafrique (pour démettre Bokassa), que la France gagne le surnom de « gendarme de l’Afrique »9.

« L’AFRIQUE AUX AFRICAINS, CE N’EST PAS L’AFRIQUE AUX AUTRES »

Les observateurs ne manquent pas de souligner l’évidente contradiction. « Solennellement affirmé par le président Giscard d’Estaing, le principe “l’Afrique aux Africains” est assez vague pour, à première vue, recueillir un assentiment unanimenote Robert A. Manning dans Le Monde diplomatique. [Mais] les dissensions apparaissent nécessairement à la moindre tentative d’en préciser le sens concret. » Même scepticisme du côté du Parti socialiste, où l’on sait bien que le slogan giscardien n’est qu’un écran de fumée : « “L’Afrique aux Africains” est une belle formule, encore faudrait-il l’appliquer », ironise Lionel Jospin, alors secrétaire national du PS chargé des relations avec les pays du tiers monde, en mai 197810.

Les polémiques grandissantes sur la politique africaine de la France, dans le sillage de la ravageuse « affaire des diamants » de Bokassa11, oblige le gouvernement à clarifier sa position. C’est le ministre des Affaires étrangères, Jean François-Poncet, qui s’en charge en décembre 1979 à l’Assemblée nationale. Affirmant que « la France ne poursuit aucune visée hégémonique » en Afrique et qu’« elle continuera de respecter la souveraineté de [ses] partenaires », il reconnaît que ces principes ne doivent pas pour autant faire le jeu des puissances concurrentes, qui menacent « la stabilité du continent noir ». Une position qu’il résume par une expression pleine d’ambiguïté : « L’Afrique aux Africains, ce n’est pas l’Afrique aux autres12. »

La fameuse formule a en tout cas été tellement répétée au cours du septennat de VGE que Pierre Biarnès, correspondant du Monde en Afrique, en fait en 1980 le titre d’un livre retraçant l’histoire des pays africains francophones depuis les indépendances (voir la couverture ci-dessous). Un choix intéressant quand on sait que le journaliste était lui-même parfaitement intégré dans les réseaux les moins ragoûtants de la Françafrique.

Usée jusqu’à la corde, à force d’avoir été détournée de son intention originelle, la célèbre formule tombe en désuétude dans les années 1980 et 1990. Au terme de deux décennies de mitterrandisme, Lionel Jospin, arrivé à Matignon en 1997, tente de définir une doctrine plus équilibrée où la France respecterait la souveraineté des Africains sans pour autant se désintéresser de leur destin. Ce qu’il résume ainsi : « ni ingérence ni indifférence ».

« UN FAUX ALIBI POUR DICTATEURS »

Élu président du Sénégal en 2000, Abdoulaye Wade revendique lui aussi un meilleur équilibre dans les relations de l’Afrique avec le reste du monde – et tire quelques leçons du passé : « “L’Afrique aux Africains” est une conception dépassée et un faux alibi pour dictateur. Pour les Nations unies et pour certaines grandes puissances, c’est un faux prétexte pour ne pas intervenir et fuir leurs responsabilités. Pour certains pouvoirs africains, c’est un moyen commode de pérenniser une dictature sans risque13. »

La formule revient cependant en catimini, dans les années 2000. On la retrouve par exemple au détour d’une phrase dans le célèbre « discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy en 2007 : « La France souhaite l’unité de l’Afrique, car l’unité de l’Afrique rendra l’Afrique aux Africains. » Une « rhétorique creuse », tranche le chercheur André Julien Mbem14, qui cache bien mal la perpétuation des logiques françafricaines avec lesquelles les candidats promettent unanimement de rompre à chaque campagne présidentielle.

François Hollande, qui avait comme son prédécesseur juré de « rompre avec la Françafrique », tente de remettre au goût du jour le mot d’ordre jospinien. L’idée, comme il l’expliquait dans son propre discours de Dakar en 2012, est d’aider les Africains à acquérir la « capacité de gérer eux-mêmes les crises que le continent traverse ». Un équilibre un brin paternaliste qui s’effondre cependant avec la lourde intervention militaire française au Mali en janvier 2013. S’il s’agit toujours d’inciter les Africains à gérer « leurs propres affaires », les milliers de militaires en treillis dépêchés au Sahel pour contenir les groupes djihadistes, les milliards d’euros dépensés pour « stabiliser la région » et le soutien affiché aux régimes en place – légitimes ou non – brouillent singulièrement le message.

« DÉMERDEZ-VOUS ! »

Le refrain de « L’Afrique aux Africains » remonte plus nettement à la surface depuis que les décideurs français s’inquiètent des ingérences russes sur le continent et de la popularité grandissante des mots d’ordre panafricains. Invité à débattre de l’avenir de la France en Afrique sur le plateau de LCP le 8 décembre 2022, le journaliste Antoine Glaser, fin connaisseur des relations franco-africaines dont il suit les méandres depuis quarante ans, semble subitement découvrir les vertus de la souveraineté politique : « Il faut arrêter de penser qu’on peut faire le bonheur de l’Afrique : il faut laisser l’Afrique aux Africains […]. Il faut arrêter de dire aux Africains : “attention, les Chinois vont vous exploiter”, “attention, les Russes…” Laissons-les ! Moi, j’aimerais un jour faire un livre en disant : “Démerdez-vous !” Laissons les Africains se démerder avec l’affaire ! »

Le présentateur de l’émission, manifestement pris de court par tant d’audace, oubliera d’interroger son confrère sur les implications d’une telle profession de foi. Faut-il donc se laver les mains des ingérences passées et de leurs dramatiques conséquences ? Les Africains n’ont-ils pas, tout de même, quelques comptes à demander aux puissances qui leur ont imposé des générations d’autocrates sans scrupule et qui les ont si avidement pillés ?

Libérer l’Afrique des ingérences étrangères : tel est également le message du général à la retraite Bruno Clément-Bollée. Ayant au cours de sa carrière participé à des interventions militaires au Tchad, en Centrafrique, à Djibouti et en Côte d’Ivoire, il a commandé la force Licorne dans ce dernier pays entre 2007 et 2008. Désormais reconverti dans le privé, il est lui aussi travaillé par une puissante prémonition qu’il délivre sur une page entière dans l’édition du Monde du 26 janvier 2023, sous le titre : « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! » Une tribune pleine de contrition dans laquelle l’auteur reconnaît donc entre les lignes que l’« indépendance » accordée il y a plus de soixante ans n’était qu’un mirage.

On est presque gêné par l’ingénuité du général qui, affirmant avoir eu cette révélation « il y a quatre ans », écrit : « “L’Afrique aux Africains”, si je pressentais à l’époque l’importance du message, j’étais loin d’en mesurer alors toute sa profondeur. Elle est colossale ! » Qu’on se rassure cependant : si nous devons « revisiter notre regard » et « prendre conscience que la situation a changé », c’est évidemment pour éviter « d’y rencontrer de sérieuses difficultés »15. Bref, il faut – une fois de plus – rendre l’Afrique aux Africains, pour ne pas y perdre pied.

*Éditeur et essayiste. Il est l’un des auteurs du livre Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (La Découverte, 2011) ainsi que de La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique (La Découverte, 2016). Il a également coordonné une histoire des relations franco-africaines : L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique(Seuil, 2021). Préalablement, il avait publié L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2005) et co-dirigé l’ouvrage Au nom du 11 septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme (La Découverte, 2008).

Image: Valéry Giscard d’Estaing et Jean-Bedel Bokassa le 3 mars 1975 à l’Élysée. Le président français était persuadé d’avoir inventé le mot d’ordre « L’Afrique aux Africains ». © AFP

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